Anne Frank en 1941.
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D’après Valérie Leroux, article publié dans Telerama, le 20 mars 2020.
Le 20 juin 1942, Anne Frank écrit dans son journal intime : “Il me semble que plus tard, ni moi ni personne ne s’intéressera aux confidences d’une écolière de treize ans.” Il est aujourd’hui l’un des livres les plus connus au monde. Le journal d’un confinement très particulier. A-t-il quelque chose de nouveau à nous apprendre ?
Il y a quelque chose de troublant à relire le Journal d’Anne Frank, l’écrit de confinement le plus célèbre au monde. Le récit d’une vie en vase clos alors que, dehors, le péril nazi se déployait partout. Soyons clairs : les temps présent et passé n’ont rien de commun. Le Covid-19 ne vient pas frapper à nos portes, ou les fracturer, pour emporter certains d’entre nous vers une mort quasi certaine. Est-il pour autant indécent de redécouvrir le livre à l’aune de nos confinements sanitaires ? L’occasion, au contraire, pourrait bien se révéler parfaite.
Anne Frank, donc. La petite fille d’Amsterdam dont des dizaines de milliers de touristes visitent chaque année la maison, devenue musée. Ou mémorial. Qui se souvient qu’elle était née en Allemagne ? Pays à peine connu. Dès 1933, et l’arrivée de Hitler au pouvoir, les Frank avait choisi l’exil aux Pays-Bas, pensant y trouver la sécurité. De juin 1942 à août 1944, leur fille cadette y tiendra donc son journal intime.
Aux premiers jours, elle et les siens n’ont pas encore rejoint la clandestinité. Anne, comme les autres enfants, continue d’aller à l’école. Elle se chercher un confident. « Je vais pouvoir, j’espère, te confier toutes sortes de choses, comme je n’ai encore pu le faire à personne, et j’espère que tu me seras d’un grand soutien », écrit-elle le 12 juin 1942, en ouverture du cahier qu’elle vient de recevoir comme cadeau d’anniversaire pour ses 13 ans. Les jours et les mois suivants, elle rédigera sur ses pages des dizaines de lettres, adressées à une amie imaginaire. Récit d’abord presque ordinaire d’une écolière trop bavarde, qui redoute le conseil de classe, et observe avec amusement les garçons en train de lui faire la cour.
À huit dans « l’Annexe »
L’insouciance est brève. Moins d’un mois après le début du journal, Otto Frank, le père, reçoit une convocation des SS. Il faut se cacher. Ainsi débute l’enfermement ; la tragédie familiale entrée dans les manuels d’histoire : pendant vingt-quatre mois, le père, la mère et leurs deux filles (l’aînée, Margot, a trois ans et demi de plus qu’Anne) vont vivre au secret, avec quelques-unes de leurs connaissances. Au total ils sont sept, puis huit, à se replier au sein de « l’Annexe », un appartement pas très grand, niché dans l’immeuble qui abrite l’entreprise d’Otto, et dont l’entrée est dissimulée derrière une bibliothèque. À l’extérieur, un petit réseau de solidarité les aide à tenir. Et Anne, jour après jour, brosse le tableau de cette vie amputée, qui résiste.
Bien sûr, elle dit l’angoisse, qui d’un instant à l’autre peut surgir de tout et de rien – un bruit dans l’escalier voisin, des tirs dans la rue, un bombardement aérien. Elle dit aussi les éclairs d’espoir, d’exaltation collective, quand le poste de radio annonce l’amorce d’un revirement sur le front (« Mercredi soir 8 septembre [1943], nous nous étions installés devant la radio pour sept heures, et voilà les premiers mots que nous avons entendus “Here follows the best news from whole the war : Italie has capitulated 23.” L’Italie a capitulé sans condition ! »).
Mais ce qu’Anne Frank décrit surtout, c’est la petite société qui se met en place entre les murs de l’Annexe. Elle la dépeint avec soin, et un sens du détail qui tiendrait presque de la littérature naturaliste. Longuement, de façon aussi précise que répétée, elle s’attarde sur les gestes, les manies, les dits et non-dits des occupants de la cachette, mettant au jour un peu de la psychologie des uns et des autres. Elle donne à voir, dans l’enfermement, leurs moments de partage, d’ennui, de rêverie, d’agacement. Confesse sans détour le gouffre émotionnel qui la sépare de sa mère, soulignant au contraire à quel point elle se sent proche de son père.
Comment gérer l’intimité ?
Pointe, avec le même naturel, l’importance soudain majeure de considérations d’ordinaire anodines – l’usage partagé des sanitaires. Remarque le rapport de chacun à la pudeur, et sa façon de la gérer dans un espace qui ne laisse plus guère de place à l’intimité (« comme tous les sept, nous sommes très différents et que le niveau de pudibonderie est plus élevé chez les uns que chez les autres, chaque membre de la famille s’est choisi son recoin personnel », 29 septembre 1942).
En cela, sa radioscopie de la vie confinée résonne sans doute plus fortement que d’habitude pour les lecteurs que nous sommes aujourd’hui. Quand Anne Frank relève les sempiternelles disputes entre sa mère et madame Van Daan – cachée elle aussi dans l’Annexe, avec son époux et leur fils –, notant que la cohabitation tend, forcément, les relations. Quand elle parvient malgré tout à s’amuser, en se déguisant avec le fils des Van Daan, Peter, qui a l’âge de sa sœur, donc celui des jeux enfantins.
Quand elle s’applique, même privée de classe, à poursuivre son apprentissage grâce à la complicité d’une employée d’Otto Frank (« Bep a commandé auprès de je ne sais quelle association des cours de sténographie par correspondance pour Margot, Peter et moi. Tu vas voir quels parfaits sténographes nous serons l’année prochaine », 1er octobre 1942). Ou, mieux, quand elle raconte qu’après quelques semaines d’enfermement, tout le monde constate les dégâts pondéraux ! « Ce matin, nous sommes tous passés sur la balance. Margot pèse maintenant 120 livres, maman 124, papa 141, Anne 87, Peter 134, Mme Van Daan 106, M. Van Daan 150. Depuis trois mois que je suis ici, j’ai pris 17 livres, énorme, non ? », 14 octobre 1942).
Puis, en tournant une page, la réalité des années 1940 nous rappelle soudain toute la singulière horreur que vécurent les « Annexiens », comme Anne avait fini par les appeler, puisque la cachette semblait être devenue l’unique patrie qui les accepte. Il arrivait à la jeune fille de regarder par-delà les rideaux.
« Souvent le soir, à la nuit tombée, je vois marcher ces colonnes de braves gens innocents, avec des enfants en larmes, marcher sans arrêt, sous le commandement de quelques-uns de ces types, qui les frappent et les maltraitent jusqu’à les faire tomber d’épuisement, ou presque. Personne n’est épargné, vieillards, enfants, bébés, femmes enceintes, malades, tout, tout est entraîné dans ce voyage vers la mort. Comme nous avons la vie facile ici, facile et tranquille. Nous n’aurions pas à nous inquiéter de toute cette détresse, si nous ne craignions pas tant pour tous ceux qui nous sont si chers et que nous ne pouvons plus aider. Je me sens mauvaise d’être dans un lit bien chaud alors que mes amies les plus chères, quelque part au-dehors, ont été jetées par terre ou se sont effondrées » (19 novembre 1942).
Le récit de ses états d’âme, sans jamais s’épargner
Stupéfiantes maturité et dignité d’une adolescente confrontée au pire et qui, au fil des pages, observe ses propres états d’âme sans jamais s’épargner.
Son journal s’achève le 1er août 1944. Trois jours plus tard, les occupants de l’Annexe étaient arrêtés, sans doute à la suite d’une dénonciation. Tous déportés. Seul Otto Frank en revint vivant. À relire aujourd’hui le cahier de sa fille retrouvé après-guerre, nous n’apprendrons rien de fondamentalement nouveau sur l’horreur d’une guerre – une vraie. Mais peut-être un peu sur nos peurs, nos plaintes, parfois nos drames. Plus que jamais, ce livre-là nous met face à nous-mêmes.